Qui tient la barre ?
Claude Reiss et André Menache, Président et Directeur d’Antidote Europe.
A l’occasion de l’Initiative Citoyenne Européenne (ICE) « Stop Vivisection », les lecteurs du supplément SCIENCE & MEDECINE du Monde ont eu droit à un article (20/5), « Débat relancé sur l’expérimentation animale », qui commence par citer la demande de l’ICE « de mettre fin » à l’expérimentation concernant « la médecine humaine et la toxicologie » sur des « modèles animaux », mais dérive rapidement sur un plaidoyer en faveur de l’expérimentation animale tout court, avec des affirmations plutôt approximatives, hors sujet, voire fausses. Cet article avait été précédé par une tribune (13/5), « Oui, les modèles animaux sont indispensables à la recherche » signée par 9 chercheurs. Cette Tribune procède aussi par affirmations et allégations sans preuves, pour conclure à la poursuite des recherches sur modèles animaux, sous peine de nous « précipiter dans l’obscurantisme » et de « renier la liberté de la science ». Les auteurs des deux textes se croient obligés de préciser que la recherche garantit aux 2.2 millions d’animaux utilisés en 2010 « un haut niveau de protection et de bien-être »…
Les lecteurs du journal-papier ont donc eu droit à un « débat-soliloque », à la déontologie plutôt insolite. Pour connaitre les arguments de fond sur la pertinence du modèle animal en recherche à visées humaines, les lecteurs devaient avoir la curiosité de regarder le site internet Lemonde.fr (à diffusion assez confidentielle), pour trouver un article (« La guerre du « modèle » animal n’aura pas lieu ! »). Sans doute cet article risquait-il de ne pas faire plaisir au groupe de pression des marchands d’animaux de laboratoires, d’équipementiers d’animaleries et autres vendeurs de croquettes plus ou moins frelatées, ravis de l’aubaine d’une publicité nationale gratuite.
Depuis plus de 150 ans, une guerre de tranchée chronique oppose les défenseurs de la cause animale à ceux qui expérimentent sur des animaux, presque toujours pris comme « modèles » de l’homme. Ce débat de société a reçu depuis une vingtaine d’années un éclairage nouveau, suite à l’intrusion, dans le débat, de scientifiques prouvant rigoureusement qu’aucune espèce n’est un modèle biologique pour une autre, l’espèce humaine en particulier. Cette preuve, aussi simple et claire que 2+2=4, est la conséquence immédiate de la définition même d’une espèce, son isolement reproductif*. Elle peut être comprise par un collégien et ne doit rien à des considérations compassionnelles. La nier reviendrait très exactement à nier l’existence des barrières inter-espèces, ce qui est absurde. Il ne viendrait pas à l’idée d’un vétérinaire sensé d’étudier une maladie du chien sur un « modèle » chat, ou d’évaluer la toxicité d’une substance pour le pinson sur le « modèle » poisson-zèbre. Alors pourquoi chercher une thérapie contre Alzheimer sur un petit lémurien ou évaluer sur un rat la toxicité d’une substance pour l’homme? Logique et rigueur ne seraient-elles plus, pour la recherche, des impératifs de tous les instants ?
En termes de santé, les conséquences du crédo absurde dans l’animal « modèle » de l’homme sont en effet énormes. L’analyse de l’état sanitaire en France, basée sur les publications de données épidémiologiques de 2000 à 2009 d’agences officielles (InVS, HAS, OPEPS …) et d’associations de soutien aux malades (Alzheimer, Autisme, Diabétiques…) met en évidence des évolutions anormalement rapides des incidences et prévalences de pathologies graves. Entre ces deux dates et à population constante, le diabète 2 a augmenté de 70%, le cancer du sein de 80% ; celui de la prostate de 300%, Alzheimer a progressé de 80%, le nombre de naissances autistes a explosé et la fertilité masculine s’approche rapidement du seuil d’infertilité estimé par l’OMS. Il est reconnu depuis longtemps que le style de vie (stress économiques et professionnel permanents, comportements à risques –alcool, tabac, drogues, excès alimentaires…) y contribue. Mais la soudaineté de l’accélération de ces dérives de santé publique, en progressions comparables dans d’autres Etats de l’Union Européenne, coïncide avec le déversement sur les citoyens et dans l’environnement de dizaines de milliers de nouvelles substances de synthèse, chimiques, phytosanitaires, agro-alimentaires, ménagères…
De toute évidence, la population de l’Union Européenne est victime d’un grave défaut de prévention. L’analyse de cette situation révèle que la toxicité pour l’homme de l’écrasante majorité des 200.000 substances dans lesquelles nous baignons devait être évaluée sur des rongeurs, comme préconisé pour REACH (acronyme pour enRegistrement, Evaluation, Acceptation de produits CHimiques) par la Commission Européenne. Or nous ne sommes notoirement pas des rats ou des souris de 60 -70kg. Comme prouvé ci-dessus*, tout test sur un animal considéré comme « modèle » de l’homme est inutile au mieux.
Il est même souvent très dangereux, car l’expérimentateur se laisse volontiers aller à prendre le résultat de l’évaluation sur son « modèle » comme valable pour l’homme. Souvent aussi, il dispose du choix de l’espèce (chien, lapin, rat, souris, cobaye…) et des lignées dans l’espèce, pour orienter le test vers le résultat souhaité. Dans les milliers de lignées de souris et de rats qui ont été sélectionnées par croisements consanguins répétés, on peut choisir celles dont, par exemple, les femelles sont peu –ou au contraire cent fois plus- susceptibles de développer des tumeurs mammaires, ou celles dont les mâles sont peu –ou au contraire cent fois plus- sensibles aux estrogènes. Plus généralement, le « modèle » choisi permet de « prouver » n’importe quoi et son exact contraire. Le protocole expérimental (durée du test, rations et choix des nourritures, environnement de l’animalerie et même le sexe du laborantin ou de l’expérimentateur) ajoute des paramètres supplémentaires qui facilitent encore l’obtention du résultat espéré. On n’est plus dans la science, mais dans la divination.
L’expérimentateur pouvait jusqu’ici ignorer ces biais et donc ne pas être nécessairement conscient d’être un faussaire, mais son évaluation de la toxicité, nulle ou faible, suffit pour obtenir l’autorisation de mettre sur le marché des substances évaluées sur le « modèle » par exemple comme non-cancérigènes ou sans activités hormonales, alors qu’elles le sont en réalité. C’est l’homme qui sera ensuite le vrai cobaye, avec les conséquences en termes de santé publique évoqués ci-dessus, alors qu’il aurait été incomparablement plus fiable, rapide et économique d’évaluer avec grande précision la toxicité pour l’homme, à commencer sur ses cellules en culture* comme évoqué ci-dessous.
S’il n’existe pas aujourd’hui de thérapies pour guérir des maladies citées plus haut, c’est encore la conséquence de recherches à visées biomédicales humaines effectuées, contre toute logique, sur des « modèles » animaux. Un seul exemple : malgré $200 milliards investis en 40 ans rien qu’aux USA dans la recherche sur le cancer chez le « modèle » souris, l’espérance de vie chez l’homme après diagnostic de la maladie n’a progressé en moyenne que de quelques semaines. Même observation concernant le SIDA, dont on ne guérit pas malgré 30 ans de recherches sur souris, lémuriens, macaques et chimpanzés, dont se prévaut pourtant une célébrité qui a contribuée à l’identification du virus. Quand une expérience ne marche pas, on change normalement de protocole au bout de 2 ou 3 essais, on n’attend pas 30 ans et plus, tout en publiant tous les ans des annonces triomphales de guérisons proches… sans lendemain !
La guerre de tranchée évoquée ci-dessus s’est muée sous nos yeux en mouvement d’opinion qui mobilise déjà des millions de citoyens (dont ceux qui ont signé l’ICE) et se transforme rapidement en un débat de société de première grandeur. En effet, en se fondant sur les prévisions de santé publique obtenues en extrapolant les données de morbidité entre 2000 et 2009, donc si la prévention et la recherche biomédicale restent ce qu’elles sont, on peut estimer quel serait l’état de santé de nos enfants nés depuis 2000, quand ils seront dans la force de l’âge : un sur 3 serait diabétique, 1 sur 4 souffrirait d’Alzheimer, une femme sur 3 serait concernée par le cancer du sein et tous les hommes par le cancer de la prostate, une naissance sur 3 serait atteinte du syndrome d’Asperger (autisme), l’infertilité masculine aurait été totale depuis 2027… Embarquée sur le « TITANIC » sanitaire, notre espèce irait droit au crash avant la fin du présent siècle (dérives climatiques, afflux de migrants ou crises financières, ou pas).
A moins que l’on puisse très rapidement faire changer le cap du vaisseau ? Antidote Europe, dont l’objectif est d’appliquer les progrès scientifiques au bénéfice de la santé, s’est engagé dans l’ICE Stop Vivisection précisément dans ce but, sans considération éthique autre que celle concernant la santé humaine, pour dénoncer comme mortifère la poursuite de la prévention et de la recherche médicale pour l’homme sur d’insensés « modèles » animaux,.
On objectera que le « modèle » animal a permis des progrès. Il faut reconnaître que Claude Bernard et ses successeurs ont contribué pendant plus d’un siècle, notamment à coup d’expériences sur des animaux mais principalement sur des micro-organismes, à créer une science, la biologie, au prix de beaucoup d’échecs, de tâtonnements, d’impasses. Ils ont fait avec ce qu’ils avaient sous la main, il faut leur en savoir gré.
On objectera aussi : comment faire de la prévention et de la recherche biomédicale pour l’homme sans « modèles » animaux ? Cette objection rappelle celle des esclavagistes au début du 19ème siècle, qui demandaient comment faire tourner leurs entreprises sans esclaves. L’esclavagisme a été aboli il y a plus de 150 ans, aujourd’hui personne ne songe à y revenir. Espérons qu’il ne faudra pas 150 ans pour voir disparaître les « modèles » animaux Nous sommes en 2015, l’approche scientifique du vivant est bien établie, les tâtonnements aveugles ne sont plus acceptables pour les millions de patients souffrant des 6 pathologies citées ci-dessus (ils étaient 6 millions en 2009 !), toujours sans espoir de guérison.
Ce n’est pas la place ici pour développer les concepts, outils, méthodes propres à ces approches, mais un constat simple et général doit s’imposer aux chercheurs : le seul modèle de l’homme, c’est l’homme, en premier lieu le matériel biologique d’origine humaine. Puisque toute maladie a une origine cellulaire, une expérimentation rationnelle peut démarrer avec des cellules humaines, prélevées dans le tissu ou l’organe malade et se poursuivre ensuite par des allers-retours incessants du praticien entre la « paillasse de son laboratoire et son patient, afin d’identifier les facteurs cellulaire anormaux, les éliminer ou les mettre sous contrôle par une médication appropriée. De même, la prévention peut se faire sur cellules pluripotentes induites (iPS) prélevées chez des volontaires des deux sexes, de tous âges et ethnies. Ces cellules sont différentiables à volonté dans l’une ou l’autre des 243 types de cellules de notre organisme. Après exposition à la substance à évaluer, on peut examiner les réponses des cellules à l’aide de méthodes (« -omiques » par exemple) qui détaillent l’état biologique et génétique précis de la cellule exposée, par comparaison à ceux de la cellule non exposée. Nos connaissances actuelles de la biologie cellulaire humaine permettent de constater si la cellule est forcée par la substance à s’engager dans des voies pathologiques pouvant aboutir à court, moyen ou long terme, à des maladies. Les résultats sont pertinents pour l’homme, infiniment plus que les tests sur rongeurs, qui sont au moins cent fois plus lents et cent fois plus chers ….
Finalement, comment s’est déroulé l’examen de l’ICE à Bruxelles, et quel a été le résultat ? Le règlement de l’examen de l’ICE, édicté par la Commission, a été allègrement éludé : la Commission devait entendre les 7 organisateurs de l’ICE, elle n’en a convoqué que deux. L’audition devant le Parlement a été transformée en débat, avec une limitation draconienne de notre temps de parole par le président (34 minutes au total sur les 3h30 du débat, interdiction de répondre aux questions ou commentaires des députés). On nous a opposé deux experts, qui disposaient d’un temps de parole généreux. Ils n’avaient pas participés à l’ICE. L’un, Mme Barré-Sinoussi, prix Nobel, s’exprimait au nom de la Fédération Européenne de l’Industrie Pharmaceutique et Associés, un groupe de pression de cette industrie. Cela a au moins le mérite de la clarté. Nous avons, par 2 lettres, informé le Président de la Commission de ces dysfonctionnements, qui n’a pas daigné répondre.
Tout était donc en place pour que la réponse de la Commission se limite à une fin de non-recevoir, avec des arguments (les inusables « 3R ») qu’elle avance depuis un demi-siècle, comme si la science avait fait du sur-place depuis. Cette réponse semble mettre à égalité le bien-être animal et la santé humaine. En réalité, comme évoqué plus haut, l’industrie se satisfait très bien des tests sur « modèles » animaux. La porosité de la Commission aux groupes de pression, déjà évoquée plusieurs fois dans Le Monde, s’étale donc au grand jour. L’ICE, qui devait être un outil de démocratie direct pour permettre aux citoyens européens d’intervenir dans la vie politique de l’Union, est un échec. Inutile d’y recourir à l’avenir, l’Initiative Citoyenne devra à présent se faire en-dehors des l’Institutions Européennes. Il est grand temps que les citoyens saisissent la barre du TITANIC Sanitaire et en changent le cap. Ne laissons pas notre santé aux mains de puissances financières qui en font commerce.