Davantage de singes
Davantage de singes ?
Alors que d’autres pays réduisent l’utilisation de singes pour des expériences scientifiques, la France se prépare à élever davantage de primates destinés aux laboratoires. Dans le cadre du « Plan France 2030 », le CNRS voudrait agrandir son élevage de singes situé à Rousset, près de Marseille, pour en faire le « Centre national de primatologie ». De l’argent public serait alloué à un projet à contre-courant de l’évolution des méthodes de recherche de plus en plus centrées sur des cultures complexes de cellules humaines (organes-sur-puce, organoïdes, etc.) et autres techniques d’étude de l’être humain (imagerie, modélisations, etc.) en collaboration avec une industrie florissante. Antidote Europe a fortement exprimé son opposition à ce projet.
Tout a commencé au printemps 2025 lorsque, lors de notre participation à la Journée mondiale des animaux dans les laboratoires, nous apprenons que le sénateur des Bouches-du-Rhône Guy Benarroche alerte sur le projet du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) d’agrandir son élevage de singes situé à Rousset, près d’Aix-en-Provence et de Marseille (https://antidote-europe.eu/journee-mondiale-des-animaux-dans-les-laboratoires-2/).
Lors d’une « question écrite » posée au gouvernement, le sénateur Guy Benarroche interroge sur le bien-fondé d’allouer plus de 30 millions d’euros de fonds publics pour pouvoir héberger plus de 1800 singes sur le site de Rousset. Il signale que la France utilise déjà quatre fois plus de singes que l’Allemagne, en contradiction avec la directive européenne 2010/63/UE basée sur le principe des 3Rs (remplacer, réduire, raffiner la recherche sur des animaux). Le marché mondial des essais sur des animaux devrait croître d’environ 1 % par an entre 2023 et 2028, alors que celui des méthodes alternatives croîtrait de plus de 6 % par an sur la même période. La France envisage-t-elle vraiment un accroissement du nombre de primates utilisés pour la recherche académique ?
Oui, le projet d’extension du centre de primatologie du CNRS à Rousset fait bien partie du Plan France 2030, répond le ministère de la Recherche ! La France utilise en moyenne 830 primates par an pour la recherche mais des laboratoires allemands s’appuient sur les ressources françaises pour se fournir en primates… (https://www.senat.fr/questions/base/2025/qSEQ250303973.html).
L’opposition se met en place
Le projet d’extension de l’actuel élevage créerait un « Centre national de primatologie » qui fournirait des singes pour la recherche académique (en principe, non pour des essais de médicaments ou autres substances chimiques). Plusieurs associations se sont très vite concertées pour affirmer leur opposition à ce projet. Une association locale, le Collectif vauclusien de protection animale (CVPA ; https://www.cvpa.net/), a assuré le lien entre toutes et diffusé les informations données au fur et à mesure par le CNRS.
Parmi les premières actions, nous saluons l’initiative du Dr Roland Cash, vice-président de l’association Transcience (https://transcience.fr), qui a rédigé une tribune soumise au quotidien Le Monde après avoir collecté plus de cinquante signatures de médecins, chercheurs, avocats, parlementaires et autres personnes de diverses professions. Nous y avons participé et vous invitons à découvrir davantage de détails dans notre rubrique « Dans les médias », à la date du 20 mai 2025.
L’été, comme chaque année, a imposé un temps d’arrêt mais, le 9 septembre, André Ménache était à Rousset pour visiter la station de primatologie du CNRS telle qu’elle existe à cette date, ainsi que pour recueillir de premiers éléments sur le projet d’extension. En sa qualité à la fois de président d’Antidote Europe et de vétérinaire, il accompagnait Denis Schmid, président du CVPA, que nous remercions pour son invitation à nous rendre sur place. La visite était guidée par du personnel du CNRS nous informant que le site accueillait environ 250 singes (babouins, macaques et ouistitis). Les animaux sont hébergés dans des enclos d’où ils voient la nature environnante. Plusieurs points d’eau, une nourriture distribuée plusieurs fois par jour et quelques objets avec lesquels ils peuvent jouer leur sont fournis.
Une « concertation préalable »
Du 16 octobre au 16 novembre 2025, le CNRS organisait une « concertation préalable », censée permettre le débat sur l’opportunité, les objectifs, les caractéristiques, l’impact scientifique, éthique, environnemental du projet. Elle s’est tenue lors de cinq rencontres sur place et sur un site internet dédié. Pour les détails, nous vous invitons à vous rendre à notre rubrique « Actions de lobbying », aux dates que nous mentionnons ci-dessous.
Le 16 octobre, la réunion d’ouverture a commencé à 18h30 à la Faculté des Sciences, Université Aix Marseille, à Aix-en-Provence. Peu avant, à l’heure de sortie des cours, des représentants de l’association One Voice (https://one-voice.fr) distribuaient des tracts, informant ainsi de nombreux étudiants.
André Ménache était présent mais nous avons eu peu de temps de parole. Le CNRS a défendu le projet sans aucun argument que nous ne connaissions déjà et donnant quelques informations sur la recherche sur des primates en France. Une nouvelle espèce, non encore élevée en Europe, serait accueillie au futur centre de primatologie : le macaque crabier. Elle s’ajouterait à d’autres espèces de singes déjà élevées dans les deux autres élevages du CNRS, l’un près de Strasbourg, l’autre à Brunoy en région parisienne.
Les réunions suivantes ont eu lieu le 25 octobre, avec une table ronde sur les enjeux scientifiques et éthiques de l’utilisation des primates à des fins scientifiques où nous n’étions pas présents mais où le Dr Roland Cash a présenté d’excellents arguments ; le 4 novembre, avec une visite de la station de primatologie que, pour notre part, nous avions réalisée le 9 septembre ; le 5 novembre, avec une discussion sur les enjeux territoriaux et environnementaux du projet.
Enfin, le 13 novembre 2025 se tenait la « réunion publique de synthèse », à laquelle André Ménache était présent et avait été invité à s’exprimer. Une intervention de quelques minutes tandis que le Dr Ivan Balansard, vétérinaire du CNRS, a présenté un exposé de près de deux heures…
Un rejet largement exprimé
Alors que les discussions sur place n’ont que peu laissé la parole aux opposants au projet, ceux-ci ont fait pleuvoir les critiques écrites sur le site Internet dédié à cette « concertation préalable » (https://cnrs-concertation-cnp.fr). Des rubriques « avis », « questions » et « cahiers d’acteurs » ont permis de publier plus de 2.000 avis, majoritairement défavorables, ainsi que des questions dérangeantes et quelques « cahiers » fort documentés.
Nous remercions vivement les adhérents de notre association qui ont publié des « avis » mentionnant nos arguments et le lien vers notre site. Quant à notre équipe, la professeure de neurosciences Anne Beuter et André Ménache ont publié des « avis » que nous vous laissons découvrir dans notre rubrique « Actions de Lobbying », à la date du 16 novembre, date de clôture de la concertation. De plus, nous publions ici l’intégralité de notre « cahier d’acteur » (publié sur le site de la concertation le 12 novembre) contenant des arguments que tout un chacun pourra diffuser lors de futurs débats.
À quoi rime ce projet ?
Les défenseurs de la recherche sur le « modèle primate non humain » affirment que celle-ci est indispensable et qu’il est préférable d’élever des singes en France plutôt que dans des pays où le bien-être animal est moins pris en compte. Examinons cette affirmation.
Premièrement, en quoi le « modèle singe » serait-il pertinent pour l’être humain ? C’est le cœur de l’argumentation d’Antidote Europe, que nous n’allons pas répéter dans cet article mais que nous pourrions résumer ainsi : malgré un taux de concordance élevé entre les séquences génétiques de l’être humain et de plusieurs espèces de singes, la régulation de l’expression des gènes est très différente et, par conséquent, les fonctions biologiques sont assurées de façon différente ; des millions d’années d’évolution qui nous séparent des autres primates ainsi que la théorie de la complexité (un système vivant complexe ne saurait être un modèle fiable pour un système vivant complexe différent) peuvent expliquer les différences constatées dans les réactions biologiques de différentes espèces face à un même stimulus (agent infectieux, par exemple). En 2015, l’Institut national de la santé des États-Unis (NIH) déclarait qu’il ne financerait plus la recherche biomédicale sur le chimpanzé (voir la référence et autres informations pertinentes sur https://antidote-europe.eu/doit-on-encore-experimenter-singes/). Si la recherche biomédicale peut se passer des chimpanzés, qui seraient en théorie le meilleur modèle biologique possible de l’être humain, pourquoi ne pourrait-elle pas se passer des modèles singes encore moins semblables à nous ?
Deuxièmement, faut-il élever davantage de singes en France alors qu’une partie de ces animaux serait fournie à d’autres pays ? Les fonds publics investis dans ce projet seront-ils compensés par les bénéfices de la vente des singes ? Y aura-t-il une demande soutenue de primates dans les prochaines années et dans cinq ou dix ans lorsque le centre de primatologie aura atteint sa pleine capacité ? Rien n’est moins sûr. Dans les laboratoires du Royaume-Uni, d’Allemagne, ou encore des Pays-Bas, le nombre de singes utilisés est plutôt à la baisse au fil des ans. Qui plus est, beaucoup de ces animaux sont utilisés pour des essais de toxicologie requis par la réglementation et ne seraient pas fournis par le centre de primatologie du CNRS. Aux États-Unis, les Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC) viennent d’annoncer leur intention de mettre fin à leur programme de recherche sur des singes, des études portant sur environ 200 macaques. Des primates continueront à être utilisés dans d’autres laboratoires étasuniens mais cela montre la volonté du gouvernement de se passer de primates pour la recherche sur les maladies infectieuses. Des pays européens suivront-ils l’exemple ?
Troisièmement, la notion de bien-être animal ne peut être que relative quand on parle de singes captifs leur vie durant, destinés, pour certaines femelles à avoir des petits qui disparaîtront encore tout jeunes, pour d’autres individus à subir des expériences. Certaines expériences d’immunologie peuvent avoir lieu dans des laboratoires confinés où les singes peuvent ne plus voir la lumière du jour. Cela ne concerne pas le projet d’extension du centre de primatologie de Rousset, certes, puisque de telles expériences ne peuvent pas être faites sur place mais c’est un peu facile de se faire le chantre du bien-être animal tout en sachant que des animaux vendus par le centre pourront subir des expériences douloureuses ailleurs. Depuis qu’il n’est plus possible d’expérimenter sur des chimpanzés, les chercheurs font autrement. Si plus aucun singe n’était fourni aux laboratoires, les méthodes modernes seraient adoptées plus rapidement. Antidote Europe ne prend pas part au débat éthique sur l’utilisation d’animaux à des fins scientifiques mais d’autres associations le font avec beaucoup d’à propos.
À ces critiques, il faut ajouter l’immense gâchis que représente le fait d’utiliser des singes pour des expériences dont le résultat n’est jamais publié. Nous saluons ici encore une fois le travail du Dr Roland Cash, co-auteur d’un article publié en juillet 2025 dans la revue scientifique ALTEX. Il révèle que sur près de 200 projets de recherche prévoyant d’utiliser plus de 6.000 primates en France entre début 2016 et juin 2019, seuls 56 % ont donné lieu à une publication. Les autres, soit 44 %, prévoyaient d’utiliser 2.421 primates. « Ainsi donc un nombre considérable d’êtres vivants sensibles, hautement développés tant émotionnellement qu’intellectuellement, ont été soumis à des procédures plus ou moins douloureuses puis mis à mort sans qu’il en résulte un progrès significatif des connaissances ou un quelconque avantage pour la santé humaine ou animale« , est-il noté sur le site de Transcience (https://transcience.fr/pres-dun-projet-sur-deux-utilisant-des-primates-non-humains-en-recherche-nont-donne-lieu-a-aucune-publication/).
Une demande légitime
Nous ne reviendrons pas non plus dans cet article sur le développement des méthodes de recherche sans animaux tout à fait aptes à remplacer l’expérimentation animale de façon très avantageuse en termes de fiabilité, de coût, de rapidité, etc. Tous les détails sont donnés dans notre dossier sur https://antidote-europe.eu/methodes-alternatives-recherche-animale/ dans lequel nous vous parlions déjà des organes-sur-puce et des organoïdes, en plein essor aujourd’hui. Encore aux États-Unis, le NIH annonce le lancement d’un nouveau centre pour développer des « modèles organoïdes » dans l’espoir « qu’ils seront largement utilisés par les chercheurs et acceptés par les responsables de la réglementation, accélérant les découvertes et les décisions scientifiques » (https://www.chemistryworld.com/news/nih-launches-new-centre-in-planned-move-away-from-animal-testing/4022226.article). Ces modèles deviennent de plus en plus courants pour la recherche et les essais de candidats-médicaments mais rien n’empêche de les utiliser pour la recherche biomédicale et fondamentale, comme nous vous en donnions des exemples dans notre dossier.
Des arguments scientifiques solides contre l’utilisation d’animaux en tant que modèles biologiques de l’être humain auxquels il nous est invariablement répondu par l’affirmation qu’on ne peut pas se passer d’expérimenter sur des êtres vivants entiers (or, affirmer n’est pas prouver) ainsi que le constat que le public souhaite davantage d’informations, que la société civile n’est que symboliquement représentée dans les comités d’éthique et que la majorité des avis exprimés sur le site de la « concertation préalable » sont défavorables, appellent à approfondir le débat.
Dans les mots d’André Ménache lors de la « réunion publique de synthèse » : « À mon sens, le message à retenir de cette concertation est le fait que l’utilisation des animaux à des fins scientifiques est un des sujets actuels les plus troublants et les plus opaques. Chaque année, en France, deux millions d’animaux sont utilisés dans des expériences et deux millions sont produits en surplus. Au total, quatre millions d’animaux. Les singes ne sont pas les plus nombreux mais ce sont les plus chers et ceux dont le public accepte le plus mal qu’ils soient soumis à des expériences douloureuses, pour certains pendant toutes les années de leur vie. Des centaines de millions d’euros de fonds publics sont investis dans cette activité sans qu’il soit prouvé que les retombées pour la santé humaine soient majeures. L’évaluation du rapport coût/bénéfice de l’expérimentation animale mérite depuis longtemps une enquête parlementaire de la plus grande envergure et transparence.«
