Perturbateurs endocriniens : nouvelles menaces
Nous connaissions déjà les effets du bisphénol A. Voilà que de nouveaux perturbateurs endocriniens ont été mis en évidence dans des poissons gras sauvages ou d’élevage. C’est très inquiétant car ces substances peuvent avoir des effets biologiques à des doses bien inférieures à celles prises en compte par la réglementation.
Par Claude Reiss
L’industrie chimique déverse sur la planète annuellement des dizaines de millions de tonnes de molécules dont beaucoup agissent comme des hormones, perturbant notre propre système hormonal. Ces perturbateurs endocriniens (PE) ont des activités délétères de plus en plus visibles dans la population humaine : carences au cours du développement embryonnaire, cancers dépendants d’hormones (sein, prostate), infertilité, obésité, malformations génitales, problèmes neurologiques de plus en plus fréquents chez les enfants et les adolescents (hyperactivité, déficit d’attention, etc.). Ces manifestations commencent à inquiéter les autorités sanitaires, qui cherchent à identifier ces perturbateurs, leurs cibles et leurs effets sanitaires. Or, les PE ont un comportement inhabituel : ils ont une très forte activité à des concentrations infinitésimales, en contradiction avec le principe de Paracelse (« la dose fait le poison »).
Des effets spectaculaires
Celles de nos cellules qui réagissent à l’activité hormonale sont munies de récepteurs spécifiques d’une hormone donnée, ou de son PE de substitution s’il est présent. Une fois attachée au récepteur, l’hormone déclenche dans la cellule une activité biochimique particulière qui peut être très intense. Chez la poule en période de ponte, par exemple, une molécule d’œstradiol (de l’ordre du millième de milliardième de milliardième (10-21) de gramme) relâchée par l’hypophyse se fixe sur son récepteur spécifique sur une cellule de l’oviducte en charge de produire le blanc d’œuf. Sous l’action de cette dose infime, cette cellule va fabriquer plusieurs centaines de fois son poids en blanc d’œuf par jour. La fabrication cesse en l’absence d’œstradiol, quand la poule cesse de pondre.
On comprend que ce type d’activité ait longtemps échappé aux chimistes, plus habitués à manipuler des doses mesurables à l’aide d’une balance. Dans les précédentes Notices, nous avons mentionné le bisphénol A (BPA), un polluant PE ubiquitaire dont nous sommes tous imprégnés, à notre insu. Il s’est glissé dans notre organisme par nos aliments, l’eau du robinet, les emballages alimentaires. Après une décennie de dénégations véhémentes, l’Agence européenne de sécurité des aliments a fini par reconnaître le danger –et son ignorance- et diviser par 10 la dose journalière acceptable, une mesure présentée comme provisoire en attendant des travaux pour lesquels d’autres laboratoires sont sollicités. Or, il y a urgence. On estime que les dégâts dus au BPA coûtent à la couverture sociale des milliards d’euros, rien que pour son rôle dans l’obésité des enfants et les maladies cardiovasculaires des adultes.
Les mêmes craintes pèsent sur d’autres PE, en particulier ceux contenant au moins deux noyaux benzéniques (un anneau de 6 atomes de carbone portant en alternance un ou deux atomes d’hydrogène). Le BPA fait partie de la famille des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), dont les dérivés chlorés (hydrogène remplacé par le chlore), notamment les polychlorobiphényles (PCB) ont la faveur de l’industrie chimique, car ils sont plutôt stables et très actifs. On les retrouve dans nombre de pesticides (Alaclor, Pyranol, DDT…). Le hic est que les HAP et les PCB sont très souvent des PE, mimant l’effet d’hormones comme l’œstradiol (puberté précoce chez les filles) ou leurrant les récepteurs hormonaux, donc empêchant une activité hormonale au moment où l’organisme y a recours (mise en place des caractères sexuels secondaires chez les garçons).
Bien qu’agissant à des concentrations infinitésimales, ces activités délétères qui ne se manifestent pas brutalement comme une toxicité aiguë, peuvent accompagner la victime durant sa vie, affectant la croissance, le système cardiovasculaire et la circulation sanguine, le système neuronal (troubles du comportement, insomnies, humeur instable…), les fonctions sexuelles et reproductrices (infertilité masculine, ménopause précoce, malformations génitales) et prédispositions à l’obésité, au diabète et, bien entendu, aux cancers.
Ces produits ont souvent une activité épigénétique, c’est-à-dire qu’ils stimulent ou répriment l’expression de certains gènes sans les muter, en modifiant chimiquement leurs environnements (chromatines) dans le chromosome. Ces modifications peuvent persister durant la division cellulaire et dans les gamètes, donc peuvent concerner les générations à venir. HAP, PCB, pesticides, etc., sont déversés sur la planète à l’échelle de millions de tonnes par an, soit en moyenne plusieurs kilos par personne. Ne parlons pas des effets toxiques des métabolites (produits dérivés de la substance après passage de celle-ci par le foie) de ces substances et de leurs effets synergiques, nous ne voulons pas désespérer nos lecteurs !
On trouve les affections ci-dessus principalement chez les adultes et les adolescents, mais souvent elles se mettent en place dès le stade fœtal et affectent le développement, jusqu’à présent de façon irréversible car elles résistent à toute correction médicale connue. C’est le cas des troubles évolutifs du développement (spectre d’Asperger, autisme) dont la morbidité s’envole depuis plus d’une décennie (aujourd’hui, un autiste sur 100 naissances en France !). Le BPA pourrait être l’une des substances en cause, car nos expériences de toxicogénomique ont montré que ce produit interfère avec la mise en place du système nerveux central chez l’homme (voir le hors série de La Notice d’Antidote).
Nous avons mené campagne avec un demi succès puisque le BPA est interdit dans les biberons, qui portent à présent un étiquetage triomphal « BPA free ». Mais le BPA est toujours autorisé dans les canettes, barquettes, bouteilles plastiques (le BPA sert de plastifiant) etc., et donc continue à imprégner les bébés nourris au sein (le BPA passe dans le lait maternel) et tous ceux qui ont passé le stade bébé, soit plus de 99% de la population.
Les nouveaux vilains
Or, voilà qu’apparaît une autre famille de substances « miracle » : les BDPE (BromoDiPhényl Ethers). Ce sont des produits ignifuges fabriqués à raison de 2,5 millions de tonnes par an. Ils sont intégrés à des plastiques (appareils électriques et électroniques), rembourrages (coussins en mousse de polyuréthane), moquettes, tapisseries, vernis… Ils sont donc présents dans l’air (y compris intérieur, écoles, lieux de travail), dans le sol où ils sont très persistants et même dans l’eau, bien qu’ils n’y soient pas solubles.
Par contre, ils sont très solubles dans les graisses animales, d’où une bioaccumulation importante et persistante. Les organismes aquatiques, filtrants (moules) ou poissons, gras en particulier, en absorbent beaucoup et les métabolisent comme hydroxy-BDPE ou métoxy-BDPE, beaucoup plus toxiques pour l’homme que le BDPE lui-même. Cette toxicité accrue des métabolites s’explique par une structure très proche des principales hormones thyroïdiennes, les thyroxines, qui sont des IodoDiPhényl Ethers. Le niveau de ces hormones dans l’organisme est soigneusement régulé, notamment par l’hypophyse et des boucles de rétroaction. Un excès (hyper-thyroïdie) ou une carence (hypo-thyroïdie) entraînent d’importants troubles physiologiques.
Il n’est donc pas étonnant que les métabolites des BDPE et des IDPE interfèrent entre eux dans l’organisme, notamment par compétition pour les transporteurs et les récepteurs de l’IDPE. Beaucoup d’activités dommageables des BDPE se manifestent comme l’hyper-thyroïdie :
– Effets sur la croissance et le développement fœtal, en particulier pour son système nerveux central. Les niveaux d’IDPE sont critiques dans les premiers mois de la vie, où ils assurent la mise en place des connexions neuronales, la myélinisation (gaine entourant les cellules neuronales). A la fin du premier mois de la gestation, le fœtus dépend des thyroxines de sa mère. Leur défaut peut empêcher la fermeture du tube neuronal (risque de spina bifida). La présence du BDPE, mimant un excès de thyroxine (hyperthyroïdie), favorise la différentiation des cellules neuronales au détriment de leur prolifération (cerveau de petit volume). D’après des données américaines récentes, de faibles quantités de BDPE suffisent à endommager les mitochondries neuronales qui fournissent l’énergie aux cellules, alors qu’elles en ont un besoin vital. (Chez l’adulte, l’hyperthyroïdie se traduit par l’irritabilité et l’excitabilité).
– Effets sur le squelette. Le BDPE stimule anormalement la maturation et la différentiation osseuse (ossification du cartilage) du fœtus, qui se poursuit en post-natal et favorise la petite taille (et l’ostéoporose chez l’adulte).
– Effets sur le métabolisme basal (thermogenèse), glucidique (hyperglycémie, diabète ?), lipidique (synthèse de cholestérol, tachycardie, AVC ?), protéïque (catabolisme excessif), rénal (augmente la filtration et le débit sanguin).
Les analogues des BDPE dans lesquels le brome a été remplacé par un autre halogène (fluor dans les perfluorés, chlore dans les PCB), présentent des activités semblables, du fait de leurs remarquables proximités structurales avec l’IDPE.
Claude Reiss a été interviewé sur ce sujet par la Radio Télévision Suisse pour l’émission « A Bon Entendeur » du 22 octobre 2013. Il fait partie des référents scientifiques de cette émission de défense des consommateurs.
Peut-on se défendre ?
Face à cette avalanche de problèmes déjà bien présents et qui vont aller en s’amplifiant, les ministres Martin (environnement) et Touraine (santé) ont lancé une consultation publique fin août 2013 pour développer une stratégie nationale sur les PE. Nous y avons répondu, recommandant de mettre en œuvre la toxicogénomique sur cellules humaines (à présent pluripotentes induites plutôt que lignées établies), visant les gènes des récepteurs hormonaux stéroïdiens et thyroïdiens ainsi que l’ensemble des gènes que nous avons déjà examinés dans nos études de toxicogénomique en 2004 (voir le hors série de La Notice d’Antidote).
Outre ses avantages en termes de fiabilité pour l’homme, de coût supportable et de rapidité d’évaluation, cette méthode a deux avantages uniques : permettre l’évaluation des métabolites des PE et l’évaluation de mélanges de PE, comme nous l’avons montré pour les substances chimiques en 2004 et les pesticides en 2012 (voir La Notice d’Antidote de septembre 2012 et notre site).
Malgré (ou peut-être à cause des ?) les activités dommageables des BDPE, les lobbies de leurs fabricants s’affichent non loin des bureaux de la Commission européenne. Le panel VECAP (Voluntary Initiative of the European Brominated Flame Retardant Industry Panel) regroupe plus de 80% des industriels du secteur ; un projet EBFRIP (Together with the industry’s global organisation) et un Forum BSEF (Bromine Science and Environmental Forum), richement dotés, diffusent depuis 2008 les « meilleures pratiques »… comprenez « la bonne parole » !
Mais que fait donc REACH, la règlementation européenne en matière de substances chimiques, entrée en vigueur en juin 2007 ? La mainmise des lobbies sur Bruxelles, le « Brussel’s Business » visible sur le Net, serait donc une réalité ?
Mesdames, si vous vous apprêtez à attendre ou si vous attendez un bébé : pas de poisson gras, pas de saumon fumé, surtout d’élevage, 10 fois plus riche en BDPE que le sauvage. Si votre bébé est là, bannissez les matelas et coussins en mousse, les couvertures en synthétique, exigez des produits garantis sans retardateurs de flamme, aérez sa chambre. Votre enfant vous en remerciera, quand il sera « normal » une fois grand !