Des revues pour une science responsable
Le bastion de l’expérimentation animale tient encore mais il est assiégé de toutes parts. Les revues scientifiques à comité de lecture jouent un rôle important puisqu’elles publient des articles rendant compte d’expériences faites sur des animaux considérés comme des modèles biologiques de l’homme. Pour combien de temps encore ? Certaines commencent à les refuser…
Par Hélène Sarraseca
Pour un chercheur, la publication de ses travaux est importante pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il cherche pour faire avancer nos connaissances et qu’il lui est donc nécessaire de faire part de ses résultats à toute la communauté scientifique. Ensuite, parce que sa carrière avance au fur et à mesure que la liste de ses publications s’allonge, surtout s’il parvient à publier dans des revues prestigieuses. Enfin, parce que plus il publie et plus il lui sera facile d’obtenir des moyens pour se lancer dans de nouvelles recherches.
Pour une revue scientifique, il est important de publier des articles de bonne qualité afin d’être reconnue pour son sérieux. La qualité d’un article soumis à une revue est évaluée par un « comité de lecture » qui s’assure que les critères scientifiques ont été respectés lors de la réalisation des travaux rapportés et que la façon même dont ces travaux sont expliqués répond à certaines normes, pour certaines quasiment universelles, pour d’autres, établies par la revue.
Du fond des âges
Alors, bien sûr, on peut déplorer que des études faites sur des animaux dans le but d’en extrapoler les résultats à l’homme soient considérées comme respectant les critères scientifiques. C’est bien contre ça que nous nous battons. L’immense majorité des revues à comité de lecture, à commencer par les hebdomadaires Nature et Science, probablement les plus prestigieuses, sont loin de remettre en question ce dogme. Elles passent pour des revues de référence alors qu’elles publient aussi bien des études rigoureuses faites sur l’homme que des résultats d’expérimentations animales.
Le 9 mars 1882 (vu avez bien lu mille huit cent quatre-vingt deux), Nature publiait un article de synthèse sur la « discussion » sur la « vivisection », alimentée par « douze à quatorze articles » parus les mois précédents sur la question. « Il ne peut y avoir de doute que l’avantage penche largement du côté des physiologistes », affirmait la revue. Lesquels physiologistes, héritiers proches de Claude Bernard, défendaient « l’utilité de la vivisection ». Cela dit, Nature ajoutait : « Nous nous efforcerons de donner une analyse des arguments des deux parties, l’impartialité de laquelle ne devra pas être affectée par l’opinion arrêtée que ce journal a toujours eu sur ce sujet ». Est-ce une attitude réellement scientifique d’avoir une opinion arrêtée sur un concept et une méthode de recherche donnés ?
Au vu des arguments des deux parties -chercheurs contre défenseurs des animaux-, l’article aurait pu être écrit récemment. Lors de la création d’Antidote Europe, il y a un peu plus de onze ans, le débat se résumait encore à cela : des chercheurs favorables à la vivisection pour des raisons scientifiques contre des défenseurs des animaux opposés à la vivisection pour des raisons morales. Mais c’était passer sous silence les arguments des chercheurs opposés, pour des raisons scientifiques, à l’utilisation d’animaux considérés comme des modèles biologiques de l’homme, de plus en plus nombreux et de moins en moins silencieux.
Un nouveau paradigme
Si le débat et les lignes éditoriales des revues sont restés figés pendant plus d’un siècle, le renouveau se prépare. Dans La Notice d’Antidote de décembre 2014, nous vous parlions du Nutrition Journal qui annonçait sur son site (www.nutritionj.com) : « Les études sur des animaux ne sont pas publiées. L’objectif du journal est d’encourager les scientifiques et les médecins de tous les domaines à publier des résultats qui mettent au défi les modèles, croyances ou dogmes courants. »
La fin du 20ème siècle a vu la naissance de périodiques dédiés aux « méthodes alternatives ». Répondant à la logique des 3R (réduire, rationaliser, remplacer les expériences sur des animaux), ils ne refusent pas les articles sur la recherche animale mais cherchent avant tout à faire connaître les autres méthodes. Parmi ces revues à comité de lecture, les plus connues sont ATLA (Alternatives to Laboratory Animals ; http://altweb.jhsph.edu/pubs/journals/atla/), ALTEX (http://altweb.jhsph.edu/altex/), née en 1984, et ALTEX Proceedings, ou encore Toxicology in Vitro (www.journals.elsevier.com/toxicology-in-vitro), depuis 1987, la revue de la Société européenne de toxicologie. Preuve que le secteur a de l’avenir, une publication a vu le jour en mars 2015 : Applied In Vitro Toxicology (AIVT, www.liebertpub.com/aivt/connect), dans la même veine.
Le premier éditorial d’AIVT se veut résolument tourné vers l’avenir et, sans remettre en question la recherche animale -son éditeur en publie par ailleurs beaucoup !-, introduit un nouvel et très intéressant élément : la prise en compte des tests sans animaux par la règlementation. Deux faits de la première décennie du 21ème siècle ont été déterminants, d’après James McKim, rédacteur en chef de la revue : le rapport états-unien « Tests de toxicité au 21ème siècle : une vision et une stratégie », dont nous vous avons longuement parlé depuis sa publication en 2007, et la directive européenne Cosmétiques (adoptée en 2009) qui interdit de tester ces produits ou leurs ingrédients sur des animaux.
« Le climat scientifique et règlementaire global change rapidement, écrit James McKim, avec une attention nouvelle sur l’utilisation de méthodes modernes pour prédire les réactions humaines sans utiliser d’animaux. » Et ailleurs : « L’idée d’utiliser des cellules ou tissus en culture pour évaluer comment une substance chimique interagit avec un système biologique n’est pas nouvelle ; toutefois, les données issues de ces modèles commencent tout juste à être utilisées pour prendre des décisions dans les processus de développement au sein des entreprises et sont dans les premières étapes d’être utilisées pour des décisions règlementaires. » Sans critiquer de front la recherche animale, il reconnaît cependant : « L’utilisation de cellules et tissus humains combinée à des méthodes analytiques qui peuvent mettre en évidence les effets des agents testés sur des voies de toxicité est tout simplement de la meilleure science. »
Le défi actuel
Mais ce qui nous fait encore plus plaisir, c’est l’éditorial du numéro de septembre 2015 du Turkish Journal of Gastroenterology (le Journal turc de gastroentérologie ; www.turkjgastroenterol.org/eng/Anasayfa). Alors que ce journal existe depuis plus de vingt ans, il a franchi le pas et proclame aujourd’hui : « Avancer au-delà des modèles animaux ». Tous nos encouragements et félicitations à Hakan Sentürk, qui écrit : « Depuis que je suis devenu rédacteur en chef du Journal turc de gastroentérologie il y a dix-huit mois, cette publication n’a accepté que des manuscrits rendant compte de recherches n’ayant pas impliqué directement l’utilisation d’animaux. Cette politique est toujours d’actualité et le restera car elle incarne les hautes exigences scientifiques et éthiques que les chercheurs attendent de notre journal. »
Certes, cette revue n’est pas de celles qui ont les plus grands tirages et sont lues dans le monde entier. Après avoir été fidèle à une opinion arrêtée pendant plus d’un siècle, Nature (comme bien d’autres !) aura sans doute plus de mal à s’aligner sur les exigences scientifiques et éthiques du 21ème siècle. Toutefois, la validité d’un argument scientifique ne se mesure pas au nombre de personnes qui l’énoncent ni au nombre de lecteurs qui l’approuvent. Un argument scientifique fort doit se fonder sur des faits avérés, aussi, nous laisserons tous les éditeurs et comités de lecture des journaux scientifiques méditer sur la suite de l’éditorial de Hakan Sentürk dont nous traduisons encore quelques extraits.
« Il y a une préoccupation de plus en plus grande au sujet de l’absence de fiabilité des données animales pour l’homme. L’autorité états-unienne en charge de la sécurité des aliments et des médicaments (FDA), par exemple, fait état d’un taux d’échec de 92% pour les essais cliniques qui suivent des essais précliniques réussis chez l’animal et ce taux a été estimé à 95% selon des données plus récentes. Plusieurs raisons ont été évoquées pour expliquer cet accablant échec. (…) En plus des défauts de conception et de publication des études précliniques, il y a un problème majeur sans solution évidente, qui est l’influence des différences intrinsèques entre les espèces. »
Pour preuve, l’éditorialiste énumère des études concluantes chez l’animal ayant donné lieu à la mise au point de médicaments inefficaces ou dangereux pour l’homme. Nous en avons cité plusieurs dans différents numéros de La Notice d’Antidote.
« Heureusement, des méthodes de recherche sans animaux telles que les essais cliniques, les modèles informatiques ou in vitro, abondent. De plus en plus de nouvelles technologies comme les intestins et autres organes sur puces sont développées et validées. Avec l’implémentation de ces technologies modernes, les scientifiques n’ont pas besoin de compter sur des expériences qui font du mal aux animaux et dont nous savons qu’elles n’amélioreront probablement jamais la santé humaine. En tant que publication scientifique, nous avons un rôle particulier pour définir la direction des efforts futurs.
Etant données les limites des modèles animaux, publier des études sur l’animal égarerait la communauté scientifique vers de la recherche futile et donnerait au public de faux espoirs. Ceci est contraire à l’éthique. [C’est nous qui soulignons] Nous encourageons la soumission d’études pertinentes pour l’homme comme des études cliniques, in vitro ou basées sur d’autres méthodes sans animaux et nous lançons le défi à d’autres journaux scientifiques de faire de même. Le Journal turc de gastroentérologie est un « journal sans cruauté », à la fois envers les humains et envers les animaux et nous pensons que cette politique stimulerait des changements positifs dans les actuels systèmes de recherche et faciliterait un progrès médical bien nécessaire. »
Antidote Europe ne peut que se réjouir de cette courageuse ligne éditoriale. Nous sommes prêts à parier qu’il ne s’agit pas d’une dissidence à visée commerciale ou publicitaire mais bien du point de départ d’une évolution nécessaire des standards éditoriaux vers plus de rigueur, en cohérence avec un changement de paradigme dans la recherche elle-même, de plus en plus tournée vers les méthodes modernes et véritablement scientifiques.